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Partir... Partir, c'est avant tout sortir de soi,
rendre le monde comme centre, au lieu de son propre moi,
briser la croûte d'égoïsme qui enferme chacun comme dans une prison.
Partir, ce n'est pas braquer une loupe sur mon petit monde.
C'est cesser de tourner autour de soi-même comme si on était le centre du monde et de la vie.
Partir, ce n'est pas dévorer des kilomètres et atteindre des vitesses supersoniques.
C'est avant tout regarder, s'ouvrir aux autres, aller à leur rencontre.
Partir, c'est trouver quelqu'un qui marche avec moi, sur la même route,
non pas pour me suivre, comme mon ombre,
mais pour voir d'autres choses que moi, et me les faire voir.
Dom Helder Câmara
«Si le Christ n’est pas ressuscité,
vide aussi est votre foi»
Homélie de Sa Béatitude Béchara Boutros Raï, patriarche d’Antioche des Maronites et de tout l’Orient, à l’occasion de la Pâque du Seigneur le 08 avril 2012. [publiée dans la très regrettée revue "30 jours", n° 03/04 - 2012 ]
Le patriarche Béchara Boutros Raï pendant la messe de Pâques, 8 avril, à Bkerke, Beyrouth [© Patriarcat d’Antioche des Maronites]
«Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié: Il est ressuscité, il n’est pas ici». (Mc 16, 6)
La vérité de la mort du Christ et de son enterrement, ses apparitions et le tombeau vide, tout cela confirme sa résurrection. Fils de Dieu incarné, Jésus est, vraiment, mort sur la croix pour la rédemption des péchés de toute l’humanité. Par son sang, il a réconcilié Dieu avec tout homme, afin que nous vivions la réconciliation avec Dieu et les uns avec les autres. Il est ressuscité pour notre justification (Rm 4, 25), et pour nous donner la nouvelle vie, qui est la vie divine en nous. Telle est la portée de l’annonce de l’ange aux femmes à l’aube du dimanche de la Résurrection: «N’ayez pas peur. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié: Il est ressuscité, Il n’est pas ici» (Mc 16, 6). À notre tour, nous annonçons cette nouvelle au monde entier: le Christ est ressuscité! Il est vraiment ressuscité!
Excellence, Président Michel Suleiman, nous sommes heureux que vous soyez à la tête des fidèles en cette fête de la Résurrection du Seigneur Jésus d’entre les morts. Parmi ces fidèles se trouvent des ministres, des députés, des présidents de municipalités, des maires et autres personnalités du secteur public et du secteur privé. A vous, M. le Président, et à tous ceux qui sont ici présents nous voudrions exprimer nos souhaits les plus sincères et nos meilleurs vœux pour que le Christ Seigneur, ressuscité d’entre les morts, vous donne en abondance ses grâces, sa paix, sa joie, et qu’il donne au Liban et aux pays arabes, actuellement en crise, de retrouver l’unité, la stabilité et une paix juste et généralisée.
Votre présence dans ce siège patriarcal ajoute joie et bonheur au caractère sacré de cette fête. Nous sommes également heureux du fait que, grâce à votre foi en la glorieuse Résurrection du Christ d’entre les morts, source de la résurrection des cœurs, vous œuvrez, étant à la tête de la République, pour la résurrection de celle-ci des décombres de la guerre comme du trébuchement de la vie politique, économique et sociale. Vous cherchez aussi à briser les murs de la discorde et de la division, en insufflant un esprit de fraternité et de collaboration basé sur la citoyenneté et l’appartenance à un pays qui a besoin de la contribution de tous ses fils et de toutes ses composantes pour renaître au progrès et à la stabilité. Vous réalisez, en cela, ce à quoi nous invite le Christ Jésus par sa mort et sa Résurrection, et ce qu’exprime l’apôtre Paul: «Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ… De ce qui était divisé, il a fait une unité… Il a détruit par son corps le mur de séparation… Il a tué la haine au moyen de sa croix… Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches…Vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu» (Ep 2, 13-19).
Avec vous, Monsieur le Président, et avec tous les hommes de bonne volonté, nous œuvrons, en tant qu’Église, pour l’unité du peuple libanais avec toutes confessions et toutes composantes, loin de toute division et de toute inimitié, loin de toute position partiale et partielle. La valeur de ce pays réside dans sa pluralité culturelle, religieuse et politique, cœur de la démocratie basée sur le vivre-ensemble dans l’égalité des droits et des devoirs devant la loi, sur le respect de la diversité à tous les niveaux, sur la promotion des libertés publiques, notamment celles d’opinion, d’expression et de croyance, et sur la garantie des droits fondamentaux de l’homme.
Avec vous nous œuvrons à éviter l’engagement de notre pays dans la logique des axes et des pactes régionaux ou internationaux sur base politique, religieuse, ou confessionnelle. Le Liban, en raison de sa constitution géographique et politique, est appelé à être neutre. De cette manière, le Liban peut être un facteur de stabilité dans la région, et un oasis de rencontre et de dialogue pour les cultures et les religions, plus engagé dans la défense de la cause des pays arabes et de la famille internationale pour établir paix et justice, faire face à la violence et au terrorisme, promouvoir les valeurs de la modernité, en jouant le rôle de pont entre Orient et Occident.
Une des miniatures de l’Évangile de Rabbula figurant la Cruxifiction et la Résurrection de Jésus-Christ, Bibliothèque Medicéenne Laurentienne, Florence. Le texte des Évangiles en langue syriaque, probablement rédigé en 586, est l’unique code miniaturé de la Syrie paléochrétienne qui ait survécu jusqu’à nos jours. À partir du XIe siècle, ce document a été conservé par les patriarches maronites d’Antioche, qui en firent don à la famille de Médicis de Florence à la fin du XVe siècle
Nous lisons dans l’exhortation apostolique Une espérance nouvelle pour le Liban: «l’édification de la société est une œuvre commune à tous les Libanais» (§ 1). Il ne faut donc écarter personne, ni négliger personne, ni supprimer personne. Que les choix politiques divers demeurent une richesse et un moyen pour parvenir au bien commun d’où découle le bien de chaque personne. Les choix politiques ne sont-ils pas des types différents de l’art du possible? Aucun choix politique ne peut être dit absolu. Tous les choix sont relatifs, car ils adoptent les meilleurs moyens de mise en application des principes généraux et des constantes nationales, en vue de servir le bien commun, le citoyen libanais, la société et la nation. On demande seulement à ce que les choix soient fidèles aux principes généraux et aux constantes ainsi qu’à leurs objectifs.
«Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié: Il est ressuscité, il n’est pas ici». (Mc 16, 6). Tel est le témoignage de l’ange aux femmes. Mais la résurrection est, à l’origine, le témoignage de Dieu au sujet de Jésus-Christ, témoignage confirmé par l’apôtre Pierre: «Lui qu’ils ont supprimé en le pendant au bois, Dieu l’a ressuscité le troisième jour, nous tous en sommes témoins». (Ac 2, 32; 10, 38-40); et par Paul à l’Aréopage d’Athènes: «Dieu en a donné la garantie à tous en le ressuscitant d’entre les morts» (Ac 17, 31); garantie de notre résurrection spirituelle par la pénitence, sensible par la résurrection des corps, et garantie de la vérité du Christ et de l’authenticité de sa personne et de sa mission. Cette garantie se poursuit dans le monde par l’action de l’Esprit Saint qui «confondra le monde en matière de péché: ils ne croient pas en Jésus; en matière de justice: je vais au Père et vous ne me verrez plus; en matière de jugement: le prince de ce monde a été jugé» (Jn 16, 8 -11). Selon Paul, la résurrection du Christ est la base sur laquelle est édifiée la foi chrétienne: «Si le Christ n’est pas ressuscité… votre foi est vide… [...] nous sommes de faux témoins…[...] nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes» (1 Co 15, 14-15 et 19).
Par sa résurrection le Christ est devenu notre paix (Ep 2, 14), le fondement de notre état de fils de Dieu, et la fraternité entre les hommes. Après sa résurrection, le Christ a souvent utilisé les mots de “fraternité”, de “paix” et de “fils de Dieu”. À Marie-Madeleine qui pleurait devant le tombeau, le matin du dimanche de la résurrection, le Christ lui est apparu et lui dit: «Va vers mes frères et dis leur: je monte vers mon père et votre père, mon Dieu et votre Dieu» (Jn 20, 17). Par le Christ tous les hommes sont devenus frères, et par le Christ fils du Dieu éternel tous les croyants sont devenus fils de Dieu. Nous croyons à cette nouvelle identité, nous l’enseignons et pour sa réalisation nous œuvrons.
Chaque fois que le Christ apparaissait à ses disciples durant les quarante jours, il les saluait en disant: «la paix soit avec vous!» (Jn 20, 19 et 26); par cette salutation il leur accordait l’assurance et la paix intérieure, ôtait la peur de leur cœur, performait les signes et réconfortait dans leur mission. La paix du Christ est la culture que nous prêchons, l’option que toujours nous maintenons, car être fils de Dieu se traduit par des actions et des initiatives de paix, selon la parole du Christ Seigneur: «Bienheureux les artisans de paix car ils seront nommés fils de Dieu» (Mt 5, 9).
La Résurrection du Christ d’entre les morts est la garantie de la résurrection des cœurs de la mort du péché et du mal. Le Christ est vivant: Il est présent dans l’Église et agissant dans le monde jusqu’à la fin des temps (Mt 28, 20). Présent et agissant par sa parole vivante, par son corps et son sang dans le sacrement de l’Eucharistie, par la grâce des sacrements, par son Esprit vivant et saint qui réalise dans les fidèles les fruits de la Rédemption et du Salut.
Le Christ ressuscité d’entre les morts est proche de chaque homme, contemporain de chaque homme. Il est le Seigneur «qui est, qui était et qui vient» (Ap 1, 4); il est celui que l’Église, celui que tout croyant et toute croyante appellent tous les jours: «Viens, Seigneur Jésus!» (Ap 22, 20). ÀToi gloire et louange pour les siècles des siècles. Amen.
Le Christ est ressuscité! Il est vraiment ressuscité!
Le christianisme: une histoire simple
par don Giacomo Tantardini
Rencontre avec don Giacomo Tantardini au Centre culturel Fabio Locatelli de Bergame 15 décembre 2000
Je voudrais commencer par une phrase de Charles Péguy, qui résume plus ou moins ce que nous venons d’écouter. Dans l’une de ses poésies à Notre-Dame de Chartres, il dit: «On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison».
Je crois que lorsque Péguy faisait le pèlerinage de Chartres, au début du siècle, pour demander la grâce de la guérison pour ses enfants… ses enfants qui n’étaient pas baptisés: Péguy vivait – disons-le – avec une femme juive qui avait refusé de les faire baptiser. Il n’avait donc jamais pu se marier à l’église et il ne pouvait pas recevoir les sacrements. Et pourtant, je pense qu’après Dante, Péguy est celui qui a porté le témoignage poétique le plus important des derniers siècles. La grâce du Seigneur est donnée à la mesure du don du Christ, à la mesure de ce qu’Il veut.
«On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison». Et pourtant, ce soir, je dois parler. Alors je voudrais simplement dire trois choses qu’à mon avis, la Tradition de l’Église, que la simplicité de la Tradition (“simple oraison” cela fait écho à la simplicité de la Tradition), que la simplicité de la Tradition chrétienne redit, répète, justement à Noël.
Dieu appelle Adam et Ève après le péché originel, Chapelle Palatine, Palerme
1. Il existe une expression dogmatique que le monde moderne, surtout dans les dernières décennies, ce monde qui est aussi dans l’Église, surtout ce monde qui est dans l’Église, a essayé en quelque sorte de censurer. Or on ne comprend rien de la vie des hommes et on ne comprend pas le christianisme si on ne part pas de là: du péché originel. Le péché originel. Si on ne part pas du fait que tous les hommes, sauf Marie, naissent avec le péché originel. On ne comprend rien de la vie, on ne comprend rien – comme le dit le dernier Concile œcuménique de l’Église dans une très belle expression – de la société humaine, si on ne part pas de là: que les hommes naissent mauvais. Comme le dit Jésus: «Vous qui êtes mauvais». «Pourquoi m’appelles-tu bon? Seul Dieu est bon». «Si homo non periisset, Filius hominis non venisset»: c’est ainsi que saint Augustin résume la conscience de l’Église: si l’homme n’avait pas péché, le Fils de l’homme ne serait pas venu.
Je voudrais reprendre le début de l’hymne La Nativité d’Alessandro Manzoni…
Sous bien des aspects, Alessandro Manzoni n’est pas, comment dire, un auteur actuel, parce qu’il décrit dans son merveilleux roman Les Fiancés la condition chrétienne d’une époque donnée: il ne parle donc pas de nous, car cette condition n’existe plus aujourd’hui. Peut-être la page la plus actuelle des Fiancés est-elle celle qui décrit la conversion de l’Homme sans nom, au moment où, au bout d’une longue nuit, il voit le peuple en fête qui va accueillir le cardinal Frédéric, il se demande: «Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous ces gens, à faire la fête?». C’est celle-là, la page la plus actuelle des Fiancés. «Qu’est-ce qu’ils ont, tous ces gens, à faire la fête?». Alors naît dans le cœur de l’Homme sans nom la curiosité de savoir pourquoi ces gens sont si heureux. C’est la page qui décrit comment on peut devenir chrétien, aujourd’hui… Les ancêtres de Manzoni sont originaires de Barzio, le petit village où je suis né, au-dessus de Lecco; le grand-père de Manzoni s’appelait Alessandro parce que le saint patron de Barzio, comme celui de Bergame, est saint Alexandre. Et je crois que l’auteur des Fiancés s’appelle Alessandro pour la même raison… Je me sens proche de lui pour d’autres raisons, même si, je le répète, Manzoni n’est pas un auteur actuel; il n’est certainement pas actuel comme Péguy.
L’hymne La Nativité commence par l’image de ce rocher qui est tombé du haut de la montagne et gît au fond de la vallée: «Aux lieux où sa lourde masse gît immobile; / et malgré la succession des siècles / jamais il ne reverra le soleil / de son antique cime, / à moins qu’une puissance amie / ne le reporte à la lumière». Le rocher qui gît au fond de la vallée, le rocher qui est tombé du haut de la montagne ne peut revoir le soleil de la cime, si une force amie ne le prend et le reporte à la lumière. «Tel gisait le fils infortuné / de la première faute». Ainsi gisait l’homme, fils du premier péché. Ainsi gisait-il. «Là d’où il ne pouvait plus relever / sa tête superbe». Je trouve que c’est la définition la plus réaliste qui soit du péché originel.
Qu’est-ce que le péché originel? Dans le dernier volume de la collection qui recueille les conversations tenues dans l’une des maisons des Memores Domini, don Giussani dit: «Qu’est-ce que le péché originel? Qu’est-ce que l’orgueil du péché originel? C’est l’affirmation de soi-même avant tout, avant celle de la réalité». L’homme ne voit rien d’autre que lui-même. Tombé de cette hauteur, il ne voit rien d’autre que lui-même. D’abord l’affirmation de soi avant celle de la réalité. Et puis il y a une autre strophe de l’hymne que je vous lis tout entière, tellement elle est réaliste: «Parmi toutes ces générations vouées à la haine». Vouées à la haine. Comme cela. Elle est comme cela, la condition humaine. Il y a quelques semaines, j’ai été frappé qu’à l’occasion d’un prix qui lui avait été remis par l’université de Stuttgart, Norberto Bobbio, un écrivain non chrétien, non catholique, ait cité Hegel. Hegel, qui est devenu le maître de tous nos contemporains, hélas! Bobbio a cité l’une des rares expressions réalistes de Hegel, qui dit que l’histoire humaine n’est qu’une grande boucherie. C’est bien cela. L’histoire humaine n’est qu’une grande boucherie. L’histoire humaine, dit saint Augustin en citant l’exemple de Rome, l’histoire de Rome qui naît d’un fratricide, et qui passe d’assassinat en assassinat. «Parmi toutes ces générations vouées à la haine». Vouées à la haine. Non pas au geste créateur. La création est bonne. Mais en réalité, à cause du péché originel, nous naissons voués à la haine. Et les choses bonnes, les choses belles, elles aussi, sont aussitôt chassées hors de leur bonté originelle. Et l’homme peut faire l’expérience de cette condition du péché originel, l’homme en fait l’expérience. La grande poésie ne fait rien d’autre que de parler de ça. On n’a pas besoin d’avoir la foi pour reconnaître les effets du péché originel, l’intelligence humaine suffit. Ne pas reconnaître les effets du péché originel, c’est une question de manque d’intelligence, c’est une question d’illusion, c’est une question d’idéalisme.
«Parmi toutes ces générations vouées à la haine / Quel homme y avait-il / Qui pût dire / Au Saint inaccessible…». Oh, comme il est chrétien, le Manzoni qui écrit ces lignes. «Inaccessible»: au Saint qu’on ne peut pas atteindre, au Saint inconnu, au Saint dont on ne connaît pas le visage. Et si un homme dit Dieu existe, mais ne le voit pas (comme saint Bernard dans une lecture du bréviaire au temps de Noël), comment peut-il reconnaître ensuite que Dieu est là, s’il ne peut L’atteindre, s’il est tombé au fond du ravin, s’il ne peut pas revenir à la lumière originelle, à la lumière de l’aurore du premier commencement de la Création? Comment peut-il dire que Dieu est là? «Quel homme y avait-il / Qui pût dire / Au Saint inaccessible: Pardonne». Pardonne! «Qui remercier, qui maudire?», demandait Cesare Pavese dans l’une des dernières phrases de son journal. Qui remercier, qui maudire si le Mystère existe, mais s’il est inaccessible, s’il existe mais s’il n’a pas de visage, s’il existe mais s’il est incompréhensible, s’il existe mais si on ne peut pas le connaître? «Faire une alliance éternelle? / Et arracher sa proie / au vainqueur infernal?». Qui pouvait arracher sa proie au diable?
Voici donc la première indication: l’homme naît avec le péché originel. Et le dogme de l’Église dit que le péché originel blesse l’homme in naturalibus, dans ses dimensions naturelles. Et ce n’est pas tout: le péché originel empêche toute cohérence. Par exemple, on sait que l’avortement est un péché, mais après, on est incohérent. Et ce n’est pas tout. À la longue, le péché originel empêche même de se rendre compte que l’avortement est un péché, parce que le péché originel blesse les hommes dans leur intelligence naturelle: à cause du péché originel, non seulement la volonté est affaiblie, mais l’intelligence est obscurcie en tant que telle. C’est pour cela que ce qui est naturel, et même ce qui est créaturel, et aussi ce qui est contre le cœur, contre le geste créaturel, l’homme est incapable de le reconnaître, sa vue est brouillée. Non pas qu’il ne puisse pas le reconnaître, mais sa vue est brouillée. On ne comprend pas la réalité, on ne comprend pas le monde, si on ne part pas de là. On ne connaît pas le monde dans lequel nous vivons, on ne connaît pas les circonstances dans lesquelles nous vivons.
L’Annonciation, avec la scène où Adam et Ève sont chassés du Paradis terrestre après le péché originel, Fra Angelico, Musée du Prado, Madrid
2. Dans ces conditions, qu’est-ce qui reste? Le Mystère inaccessible, qui n’a pas de visage, et l’homme, pour lequel la lumière (la lumière veut dire la surprise de la création, qui est bonne), cette lumière n’est plus familière. La création n’est plus précieuse beauté, n’est plus précieuse splendeur, la création est devenue étrangère, hostile, tant et si bien que Caïn tue Abel. Qu’est-ce qui reste? Il reste le cœur. Le cœur est blessé, mais le cœur reste le cœur. Le catholicisme dit cette autre grande chose. Blessé, aveuglé au point de ne plus reconnaître la vérité et n’ayant plus la force d’être cohérent avec la vérité, l’homme garde cependant un cœur. Il reste le cœur de l’homme. Le cœur que notre mère, que notre père nous ont donné, qu’à travers eux Dieu nous a donné, ce cœur reste cœur. Ceci veut dire que le cœur reste attente, attente de rencontrer quelque chose. Le cœur reste demande d’être content, le cœur reste demande de bonheur. Le cœur blessé reste cœur.
Je vous lis deux passages du plus beau poème de Leopardi, À sa femme, quand il dit que ce qu’il cherchait dans la beauté de la femme était une beauté plus grande, une beauté qui pût enfin satisfaire l’attente du cœur. Mais il ajoute qu’il s’agissait d’un rêve d’adolescent. Une fois devenu adulte, il se rend compte que ce rêve est devenu impossible. «De t’admirer vivante / Désormais ne me reste nul espoir». Je n’ai plus aucun espoir de te voir vivante, ô beauté. Je n’ai plus aucune espérance de rencontrer ici bas, dans cette vie, cette chose imprévue, cette chose imprévisible que mon cœur attend. «À peine s’ébauchaient / Les premiers pas de mon obscure et fragile journée». Le génie humain est prophétie du Christ, non pas au sens qu’il est présage du Christ, non pas au sens où il tient des propos chrétiens. Mais au sens où il L’attend; il L’attend, en posant des questions ou en maudissant, mais il L’attend. «À peine s’ébauchaient / Les premiers pas de mon obscure et fragile journée». «Fragile». Si le Saint, si le Mystère est inaccessible, l’homme peut-il être autre chose que fragile? Que peut faire l’homme? On ne peut pas condamner l’homme, on ne peut pas condamner l’homme pour son nihilisme, on ne peut pas condamner l’homme pour sa “non foi”. Que peut-il faire, si le Mystère n’a pas de visage? Que peut-il faire? D’autant plus que le nihilisme (et en cela, saint Augustin précède Nietzsche et lui répond) naît du fait que l’homme se rend compte que ce Dieu qu’il dit attester est une projection de lui-même, qu’il se rend compte du fait que Dieu n’existe pas. Si Dieu est une projection, une image de l’homme, l’homme se rend compte que Dieu n’existe pas, que Dieu n’est rien. Nihil est, il n’est rien «… obscure et fragile, / Mes pensées se tournèrent / Vers toi voyageuse sur cet aride sol». Je pensais te rencontrer sur cet aride sol, rencontrer ce que le cœur attend. «Mais sur cette terre, / rien qui te ressemble». Mais sur cette terre, je n’ai rien rencontré, rien qui méritât, au plus profond, mon cœur. J’ai rencontré un grand nombre de choses (Leopardi a eu un grand nombre de femmes), mais rien, vraiment nulle chose qui méritât, au plus profond, mon cœur. «Mais sur cette terre, / Rien qui te ressemble; / Et si même quelqu’une t’égalait / par son visage, ses actes, ses propos, / Si semblable qu’elle soit, elle serait bien loin de ta beauté». Ici il y a l’intuition, qui ne peut être que grâce: mais même s’il existait quelqu’une qui te ressemblât par son visage, par ses paroles et par ses gestes, «Si semblable qu’elle soit, elle serait bien loin de ta beauté», bien loin de ce que mon cœur attend.
Ce poème se termine par une prière, la plus belle prière d’un athée, car Giacomo Leopardi était athée et matérialiste. Aucun dévot n’a écrit une telle prière au Mystère qui s’est révélé: «Si, des éternelles idées / tu es de celles qui de la forme sensible / Dédaignes l’art éternel d’être revêtue». Si toi, ô beauté, si toi ô chose que le cœur attend, si toi ô chose que le cœur demande, si toi, félicité, tu es l’une des éternelles idées, si toi tu dédaignes de te revêtir d’une forme sensible. «Et parmi les dépouilles caduques / Dédaignes d’éprouver ici bas les tracas de la vie mortelle», et dédaignes d’expérimenter ici, sur la terre, les tracas de cette vie qui court vers la mort «De cette terre où courent les années fugitives et funestes, / Reçois cet hymne d’un amant inconnu».
«De cette terre où courent les années fugitives et funestes». C’est cela, le réalisme chrétien. Le réalisme chrétien dit par un athée, mais le réalisme chrétien. C’est le réalisme humain et c’est donc prophétie de Celui qui a créé le cœur tel qu’il est. Sur cette terre où les choses passent en un instant. Où passent aussi en un instant les choses belles, même le sourire d’un enfant, d’un fils, et même l’affection pour une femme que l’on aime. «De cette terre où courent les années fugitives et funestes, / Reçois cet hymne d’un amant inconnu». Ce qui reste, c’est le cœur, le cœur qui attend une chose comme cela. Mais l’homme (et nous reprenons encore une expression de saint Augustin, qui a été dans l’Église le témoignage peut-être le plus fascinant humainement de ce cœur), l’homme est loin de son cœur, fugitivus cordis sui. L’homme est loin de cette demande et l’homme se contente. Il se contente. Et de quoi se contente-t-il? De l’usure, de la luxure et du pouvoir. Et il n’y a pas de religion qui tienne. L’homme se contente de ces trois choses, l’argent, la luxure et le pouvoir, celui qui croit en Dieu comme celui qui n’y croit pas. Et c’est l’une des choses les plus impressionnantes de la Cité de Dieu d’Augustin. En soi, la croyance en Dieu ne change pas la vie, en soi, elle ne change pas la vie. Tous les livres de la Cité de Dieu d’Augustin sont d’actualité. Dans les Livre VIII, IX et X, Augustin parle des philosophes qui ont connu Dieu, qui ont reconnu l’existence de Dieu. Et pourtant, à la fin «Ils ont jugé bon d’offrir des honneurs divins, des rites et des sacrifices au diable». Le satanisme peut aussi venir du fait que l’on se proclame croyant en Dieu, parce que la croyance en Dieu ne change pas réellement la vie. Ce qui change la vie, c’est autre chose. Si la croyance en Dieu changeait la vie, «Il n’était pas besoin que Marie engendrât», comme le dit Dante.
Repos durant la fuite en Égypte, Bartolomé Esteban Murillo, Musée Pouchkine, Moscou
3. C’est pour cela que nous fêtons Noël. Vous comprenez? Parce que si la croyance en Dieu changeait la vie, il n’était pas besoin de ce qui s’est passé il y a deux mille ans. Et ce n’est pas tout! On ne pourrait pas être reconnaissant comme on est reconnaissant. Quand il y a deux mille ans, dans ce village à la frontière de la Palestine, dans la Galilée des Gentils, l’ange Gabriel fut envoyé à une jeune fille juive nommée Marie… Tout a commencé à ce moment-là. Le Saint inaccessible, Celui qui a créé le cœur bon… (mais le péché originel a mené à cette condition qui fait que l’homme se contente, qu’il ne peut que se contenter de la luxure, de l’argent et du pouvoir), le Saint inaccessible s’est fait chair dans le ventre d’une femme. Un fait. Cette histoire simple a commencé là. Et elle a commencé justement comme une histoire, comme une histoire simple. Elle a commencé par «Je te salue, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec toi». Et alors, cette petite jeune fille juive, qui n’a pas compris tout de suite, fut troublée et se demanda ce que voulait dire ce salut. Et l’ange lui dit: «Ne crains pas, Marie, tu as trouvé grâce auprès de Dieu». Et alors, cette petite jeune fille a dit ce «Oui», ce «Me voici», grâce auquel l’homme a l’espoir d’être sauvé. Sans ce «Me voici», la croyance en Dieu tout entière ne donnerait pas l’espérance à l’homme. Ce «Me voici» fait commencer une histoire, une histoire simple. Une histoire veut dire que Celui qui a commencé par ces mots adressés à Marie: («Tu as trouvé grâce auprès de Dieu»), c’est Lui, c’est Lui qui fait que ce début ait une suite. En fait, pensez à la Vierge. Pensez: elle a persévéré dans ce «Me voici» même après le départ de l’ange. Pensez au réconfort… (c’est l’une des choses qui m’impressionnent le plus, qui m’émeuvent le plus lorsque je pense à Marie), pensez au premier réconfort qu’elle a reçu, à la première confirmation que ce qu’elle avait entendu était une chose réelle, lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte comme toutes les femmes. Cela a dû être quelque chose d’inouï. Parce que cela voulait dire que cette promesse était réelle, cette promesse à laquelle elle avait tout de suite dit «Oui», à laquelle elle avait dit «Me voici», cette promesse était réelle, parce que ce qu’un Autre avait commencé, elle allait le mener à son achèvement. Et l’autre réconfort qui m’émerveille, et qui m’émeut, c’est quand l’ange dit à saint Joseph, en rêve. «Joseph, fils de David, n’hésite pas à prendre avec toi Marie, ton épouse, parce que celui qui est né en elle vient de l’Esprit Saint». Et pensez, parce que nous pouvons imaginer… (et c’est une chose différente de toutes les autres religions de ce monde, c’est autre chose. C’est une histoire d’hommes, de jeunes gens, c’était deux jeunes gens), pensez ce que cela a voulu dire pour Marie lorsque Joseph l’a prise avec lui. Cela a été une autre confirmation, une autre confirmation que cette rencontre, ce «Je te salue, ô pleine de grâce» était réel. Et puis ils sont allés ensemble chez Élisabeth, parce que l’ange lui avait dit qu’Élisabeth, elle aussi, attendait un enfant; et cela aussi a confirmé ce «Je te salue, ô pleine de grâce. Ne crains pas, Marie».
Pourquoi le christianisme est-il une histoire simple? C’est une histoire simple (nous utilisons un mot que l’Église utilise depuis deux mille ans), parce qu’elle est grâce, parce qu’elle est un événement et donc une histoire de grâce. Si ce n’était pas grâce, ce serait une chose compliquée. Pourquoi la religiosité humaine n’est-elle pas simple? Parce qu’elle naît de l’homme. Parce qu’elle est la tentative bonne de l’homme qui cherche à reconnaître le Créateur en partant des choses créées. Mais cela n’est pas une chose simple, c’est une chose difficile. Le dogme de foi dit: c’est une chose difficile, une chose qui appartient à un petit nombre, une chose qui, même quand la religiosité arrive à son terme (le Mystère existe) est mêlée à des erreurs. Ce sont les mots du dogme de l’Église. Non seulement cela appartient à un petit nombre, non seulement cela est difficile, mais même quand quelqu’un arrive à dire «Dieu existe», cette affirmation est mêlée à des erreurs. En revanche, il y a deux mille ans a commencé une chose qui est très simple. Il a été promis à cette jeune fille qu’elle aurait conçu et qu’elle aurait accouché. Et pendant ces neuf mois, combien d’épisodes, des épisodes tellement humains… Tout d’abord, elle se rend compte qu’elle est enceinte (et que son ventre grossit comme le ventre de toutes les femmes enceintes). Et le témoignage de Joseph qui, obéissant à ce Mystère plus grand que lui, la prend avec lui. Et le témoignage de sa cousine Élisabeth: elle aussi attend un enfant. Et ce Noël, ce premier Noël, quand pour la première fois les yeux de deux jeunes gens, de Marie et de Joseph, ont vu Dieu. Ils ont vu Dieu. Le christianisme commence comme ça. Ils n’ont pas cru que Dieu existe, non, cela, les musulmans le croient aussi, eux qui sont probablement plus religieux que nous dans cette religiosité, mais qui n’ont pas vu. Ils n’ont pas vu – et pourtant Il est venu – et, dans la religiosité et dans la moralité ils peuvent être plus moraux et plus religieux que nous. Et là aussi, Paul VI a été grand lorsqu’il n’a rien fait pour empêcher la construction de la mosquée à Rome, lorsqu’il a même répondu, à ceux qui disaient qu’il fallait obtenir la réciprocité, que l’Église ne s’abaissait pas à ce niveau. Mais c’est autre chose. Le christianisme est autre chose par rapport à toutes les religions du monde, à toutes les morales du monde. C’est qu’il y a deux mille ans, un jeune homme et une jeune fille, Joseph et Marie, ont vu Dieu de leurs yeux, pas grâce à une vision mystique. Marie a accouché de Dieu. Et Joseph et elle l’ont regardé, émerveillés. C’est ainsi qu’a commencé l’histoire chrétienne. Ils sont restés là, à regarder Dieu. Et puis, cette même nuit, les anges ont annoncé aux bergers que dans la cité de David (parce que Dieu est fidèle à ses promesses), «dans la cité de David le Sauveur est né pour vous». Et les bergers sont allés voir, ils sont allés et ils ont vu un enfant. Cet enfant était Dieu. Et quand nous disons, dans le Credo, «Dieu né de Dieu, lumière née de lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu [cet enfant], engendré, non pas créé, de même nature que le Père, et par lui tout a été fait. Pour nous les hommes, et pour notre salut [pour nous les hommes, pour l’homme qui se contente de la luxure, de l’usure et du pouvoir, pour cet homme, non pas pour les hommes de bonne volonté (la bonne volonté appartient à Dieu), mais pour cet homme concret], pour nous les hommes et pour notre salut, Il descendit du ciel et Il s’est fait chair par l’opération du Saint-Esprit…».
J’ajoute ceci. Après Marie et Joseph, après ces trente ans pendant lesquels l’Éternel, qui a commencé à exister et à grandir dans le temps (l’Éternel, restant éternel, a commencé à exister et à grandir dans le temps et à compter les jours, les heures, les mois et les années, comme tout enfant), après ces trente ans qu’il a vécus à Nazareth en obéissant à son père et à sa mère, commence sa mission, quand les deux premiers disciples l’ont rencontré, un après-midi, sur les rives du Jourdain, quand Jean et André, après que Jean-Baptiste avait indiqué «Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui enlève les péchés du monde» se sont mis à Le suivre. Ils se sont mis à Le suivre, attirés par Lui. Et alors Jésus se tourne vers ces deux jeunes hommes – André était marié, il avait donc quelques années de plus, mais Jean était vraiment un tout jeune homme –, il demande à ces deux jeunes hommes: «Que cherchez-vous?». Je suis toujours frappé par leur réponse. Ils ne lui ont pas répondu «Nous cherchons la vérité», ils ne lui ont pas dit «Nous cherchons le bonheur». Ils ne lui ont même pas dit «Nous cherchons le Messie». Ce que leur cœur cherchait, ils l’avaient devant eux. Ils l’avaient devant eux. Le cœur est infaillible, il est infaillible en cela. Une très belle thèse de la théologie catholique parle de l’infaillibilité de la foi. L’infaillibilité du magistère est secondaire par rapport à l’infaillibilité de la foi. La foi est infaillible. Ce qu’ils cherchaient, ce que leur cœur cherchait, ils l’avaient devant eux. Alors, à la question «Que cherchez-vous?», ils répondent en demandant la seule chose qu’on peut demander. Quand quelqu’un rencontre ce que son cœur désire, il ne peut que demander que cette chose reste. «Maître, où habites-tu?», ce qui veut dire «Où demeures-tu?». Où demeures-tu, pour rester avec toi? Ici, publiquement, ici, sur les rives du Jourdain. Et en privé, avec Marie et Joseph. Trente ans de vie privée, privée mais avec tant d’épisodes publics: les bergers, et puis les Mages, et puis quand, à douze ans, dans le Temple… Mais c’est quand même une histoire privée. Et maintenant commence l’histoire publique, l’histoire pour laquelle nous sommes ici ce soir. La raison pour laquelle existe dans le monde cette histoire simple, l’histoire de personnes qui ont été étonnées parce qu’elles L’ont rencontré. Une histoire simple: elles ont été étonnées parce qu’elles L’ont rencontré et puis, une fois qu’elles L’ont rencontré, tout dépend de Lui; cela ne dépend pas d’abord de nous, cela dépend de Lui, le fait qu’Il reste avec nous. C’est pour cela que c’est simple. Sinon – étant donné que le commencement du christianisme est grâce (si on est chrétien, on ne peut pas ne pas dire cela) – on introduit une autre dynamique. Non! Une fois qu’ a eu lieu cette rencontre, qu’est-ce qui se passe? Qu’avons-nous fait pour Le rencontrer? Rien. Alors, écoutons, ne nous donnons pas de mal, parce que cela dépend de Lui. Cela dépend de Lui qui nous a rencontrés et qui reste fidèle. Cela dépend de Lui qui nous reste fidèle, cela ne dépend pas d’abord de notre fidélité. Cela dépend de Lui. C’est pour cela que c’est simple. C’est simple parce que non seulement c’est Lui qui nous rencontre, non seulement c’est Lui qui est allé à la rencontre des premiers disciples, mais parce que cela dépend de Lui qu’Il soit resté avec les premiers disciples, cela dépend de Lui que le lendemain Il ait fait en sorte que les premiers disciples le rencontrent de nouveau, cela dépend de Lui qu’encore une fois, le jour suivant…
André est rentré chez lui ce soir-là et il a dit à son frère Pierre: «Nous avons rencontré le Messie». Une autre chose qui me fascine, c’est de penser que c’est en regardant le visage de son frère que Pierre a entrevu pour la première fois, humainement, le Mystère qui s’est fait chair. Il n’avait jamais vu le visage d’André comme cela; le visage de son frère comme cela, il ne l’avait jamais vu, parce que la grâce se reflète dans l’humain. Elle est visible, la grâce. Sa source est invisible, mais elle a un reflet visible, le reflet de la grâce se voit, il se voit et il est unique. Il est infaillible, le reflet de la grâce, il est incomparable, on ne peut pas le comparer avec une autre beauté, quelle qu’elle soit. C’est la beauté grâce à laquelle le cœur a été créé. Alors, non seulement c’est Lui qui va à la rencontre, mais c’est Lui qui reste, tant et si bien que le lendemain, quand Il a vu Pierre, Il lui a dit: «Tu es Simon, fils de Jean, et tu t’appelleras Pierre». Alors, de deux, ils sont devenus trois, et ils ont continué comme ça pendant trois ans… Comme ça. Mais pensez-y, pendant ces trois ans, demandez-vous qui avait l’initiative. L’initiative n’appartenait pas à ceux qui Le suivaient, c’était toujours à Lui qu’appartenait l’initiative. Comme lorsque le jeune riche, qu’Il avait invité à Le suivre, non, qu’Il avait aimé… Jésus l’a regardé et Il s’est attendri, Il l’a aimé. Et pourtant, le jeune homme ne le suit pas; et Jésus dit qu’il est impossible pour un riche d’entrer au Royaume des cieux, et Pierre lui demande: «Mais alors, qui peut être sauvé?». Et suit l’une des plus belles phrases de l’Évangile: «Et Jésus, les regardant, [les regardant, non pas faisant de la théologie, les regardant] dit: “Rien n’est impossible à Dieu”». Les regardant: parce que ce qui était évident pour Lui comme Mystère, Il l’apprenait comme homme à travers les choses de la vie, comme nous, qui apprenons à travers les choses de la vie. Si Pierre était là, si Jean était là, si Mathieu était là (je pensais aujourd’hui, en voyant les tableaux du Caravage, je pensais à la Vocation de Mathieu du Caravage, à Saint-Louis-des-Français à Rome), si Zachée était descendu plein de joie, cela veut dire que rien n’est impossible à Dieu. Parce que Mathieu était riche, il était même percepteur pour les Romains, il encaissait de l’argent pour les envahisseurs romains. Et Zachée, l’homme le plus riche de Jéricho… si eux, ils étaient là, cela veut dire que rien n’est impossible à Dieu. Jésus lui-même, comme homme, a appris la nature du Mystère à travers les choses de la vie. Ce qu’Il connaissait comme Dieu, Il l’a appris comme homme à travers l’expérience. Saint Bernard dit, dans l’une des plus admirables phrases sur le mystère de Jésus: ce qu’Il connaissait par nature depuis l’éternité (rien n’est impossible à Dieu), Il l’a appris à travers l’expérience humaine. Il s’est étonné, Lui aussi, quand il a vu Zachée qui descendait en courant. Pensez à l’histoire de Zachée. Cet homme si petit qu’il avait dû monter sur un arbre pour Le voir passer. Ce petit homme qui était le chef des hors-la-loi de la ville de Jéricho, et Jésus qui passe le regarde et lui dit: «Zachée, je viens chez toi». Il n’a rien dit, il ne lui a rien répondu. Il est descendu, plein de joie. Et puis il a distribué quatre fois ce qu’il avait volé. Mais après, après! Il est descendu plein de joie, sans perdre une minute, et il a couru chez lui. Alors c’est simple, c’est simple non seulement parce que le commencement est grâce, mais parce que chaque pas est grâce. Saint Thomas dit dans l’une de ses plus belles phrases (l’Église catholique a même utilisé cette phrase l’année dernière, lorsqu’elle a signé un document avec les luthériens dans lequel il était dit que, sur des aspects essentiels de la doctrine de la Justification, les catholiques et les protestants reconnaissaient la même chose): «Gratia facit fidem», la grâce crée la foi. La foi est la reconnaissance de cette attraction, la foi est la reconnaissance de cette rencontre, la foi est la stupeur reconnue de cette rencontre. «Gratia facit fidem non solum quando fides incipit esse in homine», la grâce crée la foi non seulement quand la foi commence à exister chez un homme, «sed quamdiu fides durat», mais aussi longtemps que la foi demeure. À chaque moment, et pas seulement au commencement, à chaque moment c’est à Lui qu’appartient l’initiative.
Cet après-midi, j’ai visité l’exposition du Caravage, ici à Bergame. Splendide. Nous avions pour guide un prêtre qui décrivait les choses très humainement, splendidement. Mais à un certain moment, il a dit que le Caravage exprime la peine, l’effort de la foi. Je ne dirais pas cela. Quand la foi survient, ce n’est jamais à cause d’un effort. Ce qui est facile, c’est la “non foi”. Eh oui, elle est très facile, la “non foi”. «Hommes de peu de foi, pourquoi doutez-vous?»; elle est très facile, même pour ceux qui Le suivaient, elle est très facile, la “non foi”, il est très facile, le doute, il est très facile, le blasphème, ça oui. Parce que la grâce du baptême efface le péché originel, mais elle n’efface pas les conséquences du péché originel. Elle est très facile, la “non foi”, il est très facile, le doute, elle est très facile, la trahison. Pensez à Pierre: «Même si tous les autres t’abandonnent, moi je ne t’abandonnerai jamais». Trois heures après… trois heures après! Tout d’abord, une demi-heure après, il s’était endormi. Et puis, trois heures après, il L’a trahi. Elle est très facile, la trahison. Mais la foi est plus facile. Elle est plus facile, la foi. Sinon, cela veut dire qu’on ne sait pas ce que c’est, la foi. Elle est plus facile, parce que quand Jésus, après la trahison de Pierre, l’a regardé, il était plus facile d’éclater en sanglots, plus facile que n’importe quoi d’autre. La foi est plus facile. Il n’existe pas de foi difficile. Elle est plus facile. Dire que la foi est difficile, c’est donner une image qui n’est pas une image chrétienne. Elle est plus facile, elle est encore plus facile que la trahison. Pensez à ce pauvre homme de Pierre, ce pauvre pécheur de Pierre: quand Jésus l’a regardé, cela a été la chose la plus facile de sa vie d’éclater en sanglots, cela a été la chose la plus facile de sa vie de se mettre à pleurer, cela a été la chose la plus facile de dire: «Combien tu m’aimes, combien tu m’aimes! Et pourtant je t’ai trahi». Elle est facile, la foi, elle est facile. Il n’existe pas de foi (et il s’agit d’un dogme de foi), il n’existe pas de foi si le Saint Esprit ne donne pas la douceur (Jésus parle de douceur, la douceur ne peut pas être difficile, ce serait une chose in-humaine), la douceur d’adhérer. C’est l’Esprit, c’est la grâce qui donne la douceur d’adhérer. Jésus utilise le mot douceur: quoi de plus facile! Elle est facile, la foi. Un instant après, on peut ne plus croire. Un instant après, on peut blasphémer, un instant après, on peut courir après l’argent, après la luxure et après le pouvoir. Mais si on a expérimenté cette douceur, on peut courir après comme tous les autres, et pourtant cette douceur est ce qu’il y a de plus facile, ce qu’il y a de plus facile. Et se mettre à pleurer lorsqu’on a couru après la luxure, après l’argent, après le pouvoir, se mettre à pleurer parce que cette douceur se présente à nouveau, se mettre à pleurer parce que ce regard nous regarde, se mettre à pleurer, c’est ce qu’il y a de plus facile. Rien de plus facile pour l’enfant qui, après tous les caprices possibles, s’abandonne dans les bras de son père et de sa mère, rien de plus facile. Vous dites que c’est difficile pour l’enfant? Ce serait quelque chose d’inhumain, s’il ne s’abandonnait pas. C’est la chose la plus facile du monde que de s’abandonner dans les bras de son père et de sa mère.
La vocation de Pierre et d’André, Le Caravage, Royal Gallery Collection, Hampton Court Palace, Londres
Une dernière chose. Que demande-t-elle à l’homme, cette grâce sans laquelle l’homme ne fait rien? «Que Ta grâce nous précède et nous accompagne toujours», dit l’une des prières de l’Église. Lex orandi legem statuat credendi, c’est une ancienne formule que Pie XII a citée mais que, prévoyant peut-être ce qui allait se passer, il a ensuite changée en Lex credendi legem statuat orandi, à savoir que c’est la loi de la foi qui établit la loi de la prière. Or l’ancienne formule indiquait que c’est la loi de la prière qui établit la loi de la foi. Pour répondre aux pélagiens, saint Augustin choisit normalement cet argument: vous dites que la foi n’est pas grâce, alors pourquoi l’Église prie-t-elle pour qu’un non croyant se convertisse? Soit ces prières ne sont qu’une manière de dire, soit c’est Dieu qui convertit le cœur. Vous dites que le fait de rester dans la foi n’est pas un effet de grâce, mais alors, pourquoi demandons-nous dans la prière du Seigneur de ne pas nous soumettre à la tentation? S’il nous appartenait de pouvoir vaincre la tentation, nous ne Le prierions pas de ne pas nous soumettre à la tentation. Cela veut donc dire que le fait de ne pas nous soumettre à la tentation est grâce. Soit les prières que dit l’Église sont une manière de dire, soit vous devez admettre, dit saint Augustin aux hérétiques pélagiens, que le moindre acte d’une vie chrétienne est grâce; s’il en était autrement, vous devriez effacer les prières de l’Église. «Que Ta grâce nous précède et nous accompagne toujours, ô Seigneur». Alors, qu’est-ce qui appartient à l’homme sur ce chemin au long duquel l’initiative appartient au Seigneur? «Si tu ne prends pas l’initiative, je ne pars pas», disait le pape Jean Paul Ier la veille de sa mort inattendue. Il est mort dans la nuit de jeudi et la veille, le mercredi, il avait fait le geste que font tous les papes le mercredi, à savoir qu’il avait parlé de la charité. Un geste entièrement inspiré par cela: si Tu ne prends pas l’initiative, je ne pars pas. Et il disait: qu’est-ce que cela veut dire, prendre l’initiative? (et il citait saint Augustin, l’une des plus belles phrases de saint Augustin). Cela ne veut pas seulement dire qu’Il attire ma liberté, mais cela veut dire aussi qu’Il me donne d’être content d’être attiré. Non seulement Il m’attire, mais Il me donne le plaisir (saint Augustin dit justement voluptas, plaisir) d’être attiré. S’Il ne me donne pas le plaisir d’adhérer, s’Il ne me donne pas le plaisir de suivre Ses pas, je ne peux pas suivre Ses pas. Non seulement Il attire ma volonté, mais Il me donne le plaisir d’être attiré. Ce discours sur la charité prononcé par Jean Paul Ier, il y a vingt-deux ans, c’est l’une des plus belles pages du magistère ordinaire de l’Église.
Mais alors, qu’est-ce qui est possible à l’homme? Je réponds en reprenant ce que disait don Giussani dans un article sur le chapelet publié par l’Avvenire, le dimanche 30 avril (je pense qu’il s’agit de l’une des plus belles expressions non seulement de Giussani, mais aussi de l’Église tout entière dans les dernières décennies): «La réponse à cette grâce est tout entière dans la prière dont nous sommes capables». La réponse à cette grâce (qui n’est pas seulement le commencement, mais qui accompagne chacun de nos pas) est tout entière dans la prière dont nous sommes capables. Notre réponse est une prière, elle est une demande. Notre réponse est la surprise d’une demande, une demande semblable à celle de Jean et d’André: «Maître, où demeures-tu?». Devant une si belle chose, notre réponse est la suivante: «Reste!». Devant une si grande douceur, notre réponse est la suivante: «Ne m’abandonne pas, reste!». Notre réponse est là tout entière, et elle est tout entière celle de l’enfant quand il est aimé par son père et sa mère. «Notre réponse est une prière. Il ne s’agit pas d’une faculté spéciale, il s’agit simplement de l’ardeur de la prière». Cela peut être les pleurs de l’enfant qui demande à son père et à sa mère de l’aimer. Les pleurs. Dans l’ancienne liturgie, il y avait une messe pour demander le don des larmes. On demande beaucoup plus avec les larmes qu’avec les mots. L’ardeur, l’ardeur d’une demande. Habet et laetitia lacrimas suas, disait saint Ambroise. Quand quelqu’un est content de cette douceur, cette félicité elle-même a ses larmes. Au fond, la joie ne s’exprime qu’en pleurant. Et Giussani dit dans cet article: «Notre réponse est une prière. Il ne s’agit pas d’une faculté spéciale, il s’agit simplement de l’ardeur de la prière». Et puis il ajoute (je veux lire ce passage parce qu’il reprend Péguy, par lequel nous avons commencé): «Nous entrons dans le mois de mai [et aujourd’hui nous sommes dans la neuvaine de Noël]. Le peuple chrétien a été béni il y a des siècles [le commencement Lui appartient: béni] et confirmé dans le fait qu’il tend au salut [confirmé: parce que si Lui, Il ne confirme pas, même si L’avons rencontré, nous ne demeurons pas dans la rencontre. Voici la simplicité de la Tradition. Il y a par exemple un dogme du Concile de Trente qui dit: «Si quelqu’un est dans la grâce, il ne peut demeurer dans la grâce sans une aide spéciale de la grâce». Comprenez-vous que la vie chrétienne tout entière est soutenue par Son initiative? Si quelqu’un est dans la grâce, sans une aide spéciale de la grâce qu’on peut demander, sans une attraction qui se renouvelle, il ne demeure pas dans cette attraction. On ne peut vivre d’un amour passé, on ne peut vivre de l’attraction d’hier, même pas de l’attraction d’il y a un instant. On ne peut pas. On ne vit que du présent. Donc si quelqu’un est dans la grâce, pour demeurer dans la grâce il a besoin du renouvellement de cette aide spéciale]. Pendant des siècles, le peuple chrétien a été béni er confirmé dans le fait qu’il est tendu vers le salut, et je crois qu’il l’est en particulier grâce au chapelet». Elle est simple, la vie chrétienne, elle est simple. Après des décennies de tant de mots, de tant de luttes, de tant de défis… Il y a un Angélus dans lequel le pape Jean Paul Ier disait: «Moins de batailles et plus de prières». Le peuple chrétien a été béni et confirmé, et je pense que c’est en particulier grâce à une chose, à la récitation du chapelet.
Et je termine en lisant quelques vers de Péguy, par lequel j’ai commencé. Il décrit ce que veut dire demeurer dans cette grâce. «Voici le lieu du monde où tout devient facile». Facile aussi, le péché, facile aussi la trahison, comme Pierre. Facile aussi la tentation de courir après la luxure, après l’usure et après le pouvoir. Mais facile aussi d’être repris dans les bras. Et de pleurer de gratitude. Plus facile. La différence est que ceux qui n’en font pas l’expérience ignorent cette chose plus facile. Ils savent tout le reste, mais ils ignorent cette chose plus facile. Plus facile, plus belle, plus simple. Tout devient facile. «Le regret, le départ, même l’événement». La répétition même de cette stupeur est facile: au Paradis, elle sera pérenne, ici bas elle est facile, ici bas elle n’est pas pérenne, il est facile qu’elle se répète. Et saint Augustin dit encore: le Seigneur Lui-même a ses élus, Il peut parfois ne pas donner à Ses saints l’attraction qui les captive, qui les attire à Lui parce qu’ainsi, en expérimentant qu’ils sont pécheurs, ils placent leur espérance en Lui et non en eux-mêmes. Facile. «Et l’adieu temporaire et le détournement / Le seul coin de la terre où tout devient docile […] Ce qui partout ailleurs demande un examen / N’est ici que l’effet d’une pauvre jeunesse. Ce qui partout ailleurs demande un examen, ce qui nous oblige à démontrer que nous sommes forts. Même chez nous, cela peut arriver, même souvent. Nous devons démontrer que nous sommes forts. Et nous ne pouvons pas être de pauvres pécheurs. Nous devons démontrer que nous sommes forts. Et alors, au fait que nous sommes de pauvres pécheurs comme tout le monde nous ajoutons l’hypocrisie, qui est le péché le plus grave, celui des pharisiens. «Ce qui partout ailleurs demande un examen / N’est ici que l’effet d’une pauvre jeunesse. / Ce qui partout ailleurs demande un lendemain / N’est ici que l’effet de soudaine faiblesse. / Ce qui partout ailleurs demande un parchemin / N’est ici que l’effet d’une pauvre tendresse. / Ce qui partout ailleurs demande un tour de main / N’est ici que l’effet d’une humble maladresse». […]. Ce qui partout ailleurs est règle de contrainte / N’est ici que déclenche et qu’abandonnement». Comme le dit Giussani. Seule l’ardeur de la prière, seule l’ardeur de la demande. Comme l’enfant qui peut casser mille fois un verre pendant la journée. Qu’il le casse mille et mille fois, qu’il dise “Maman, aide-moi à ne pas le casser”, c’est là l’homme chrétien. “Maman, aide-moi à ne pas le casser”. Et c’est plus facile, c’est doux pour l’enfant de dire, dans les bras de sa maman: “Maman, aide-moi à ne pas le casser”, plus facile même que casser un verre.«Ce qui partout ailleurs est règle de contrainte / N’est ici que déclenche et qu’abandonnement, / Ce qui partout ailleurs est une dure astreinte / N’est ici que faiblesse et que soulèvement. […] Ce qui partout ailleurs serait un tour de force / N’est ici que simplesse et que délassement; / Ce qui partout ailleurs est la rugueuse écorce / N’est ici que la sève et les pleurs du sarment […]. Ce qui partout ailleurs est un bien périssable / N’est ici qu’un tranquille et bref dégagement; / Ce qui partout ailleurs est un rengorgement / N’est ici qu’une rose et des pas sur le sable. […] On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison». Bon Noël.
Ne méprise pas le pécheur, car nous sommes tous coupables. Si pour l’amour de Dieu tu t’élèves contre lui, pleure plutôt sur lui. Pourquoi le méprises-tu ? Méprise ses péchés, et prie pour lui, afin d’être pareil au Christ, qui ne s’est pas irrité contre les pécheurs mais a prié pour eux (cf Lc 23,34). Ne vois-tu pas comment il a pleuré sur Jérusalem ? Car nous aussi plus d’une fois nous avons été joués par le diable. Pourquoi mépriser celui qui comme nous a été joué par le diable qui se moque de nous tous ? Pourquoi, toi qui n’es qu’un homme, mépriser le pécheur ? Est-ce parce qu’il n’est pas juste comme toi ? Mais où est ta justice, dès lors que tu n’as pas l’amour ? Pourquoi n’as-tu pas pleuré sur lui ? Au contraire tu le persécutes. C’est par ignorance que certains s’irritent contre les autres, eux qui croient avoir le discernement des œuvres des pécheurs.
Isaac le Syrien (7ème siècle), moine près de Mossoul, saint des Églises orthodoxes
Discours ascétiques, 1ère série, n° 60 (trad. DDB 1981, p. 323)
La règle de prière c'est la prière
La foi, c’est-à-dire le lien vivant avec Dieu, n’est pas quelque chose d’invariable, que nous découvrons tout prêt à servir. Comme tout type de relation, elle possède sa propre dynamique, elle peut faiblir ou, au contraire croître et se renforcer. L’éclosion de la foi en l’homme est liée à sa volonté, à son intelligence, à sa sensibilité. Son développement est inséparable de trois principales voies d’approche de Dieu : les efforts dans l’ordre moral tournés vers le bien, la lutte contre les ennemis intérieurs de l’homme (ascèse), enfin la prière, à laquelle sont consacrées ces pages.
" Lançons-nous dans l’œuvre de la prière, dit saint Marc l’Ascète, et au fur et à mesure de nos progrès nous découvrirons que peuvent être donnés au croyant grâce à la prière non seulement l’espérance en Dieu, mais également une foi solide et un amour sans hypocrisie, une absence de rancune, un amour pour le frère, la sobriété, la patience, une intériorisation en profondeur, un affranchissement des tentations, les dons de la grâce, une confession au plus profond du cœur et des larmes ardentes. "
Ces paroles du saint montrent à l’évidence l’immense portée de la prière pour le chrétien et les multiples aspects de son existence qu’elle inclut. La prière relie notre esprit à la Source même de la vie. Elle ne saurait être remplacée ni par les spéculations théologiques ni par les seules œuvres de la charité. Les unes comme les autres sont vivifiées par la prière, qui garde notre foi loin des penchants à l’abstraction ou au moralisme.
Un antique adage dit : " La prière, labeur difficile. " celui qui n’a pas mené le combat contre les tentations pendant la prière le trouvera peut-être étrange ; mais celui qui aura fait ne serait-ce que les premiers pas dans la vie spirituelle sait la quantité d’obstacles qui se dressent devant quiconque cherche le don de la prière.
Dieu est ouvert à tous, mais trop souvent les rayons de sa force bienfaisante se heurtent aux persiennes impénétrables et aux portes closes de notre âme. Comment les ouvrir ? Comment nous préparer à rencontrer celui qui est au-delà de toute compréhension ?
Ces choses ont été évoquées par les saints et les ascètes, hommes d’une riche expérience spirituelle, qui jugeaient indispensable de partager avec leur prochain les découvertes faites sur la voie de l’" œuvre " de prière. Toutefois, leur héritage est trop immense et en outre les écrits des ascètes reflètent souvent des conditions de vie bien éloignées de celles qui sont les nôtres aujourd’hui. Trier dans ces écrits ce qui pourrait servir de guide concret pour l’homme contemporain, tel est le but de ce livre.
Il est destiné à ceux qui ont déjà franchi les premières étapes de la vie chrétienne et s’efforcent de l’approfondir. Ce " guide " suppose chez le lecteur une connaissance des Saintes Écritures et des premiers rudiments de la foi enseignée par l’Église, ainsi qu’une participation régulière aux offices et aux sacrements.
Sur la prière en général il existe une quantité non négligeable d’ouvrages admirables, destinés à nos contemporains, comme par exemple ceux du métropolite Antoine de Souroge [cf. L’école de prière (Seuil, 1972 et Prière vivante (Cerf, 1981)]. Nous envisagerons ici principalement le côté pratique de la prière, ce qui la favorise comme ce qui lui fait obstacle. Ce " guide " ne doit pas être considéré comme un livre à lire d’une seule traite. Il suppose une étude lente, attentive, avec mise en pratique des indications qu’il contient. Pour cela, il est écrit de manière dense et schématique, afin d’en faciliter l’acquisition et la mémorisation. Chacun d’entre nous passe par des moments où son être est involontairement soulevé par un élan de prière. Les ruptures tragiques de la vie, le frémissement de l’âme saisie dans un élan créateur ou dans un contact avec la beauté, tout cela peut éveiller la force qui nous élève vers Dieu dans la supplication, l’action de grâces, la joie. Mais nous parlerons ici avant tout de la prière systématique, qui entre dans la vie comme son accompagnatrice et son inspiratrice fidèle.
La règle de prière
La règle de prière constitue la forme première et indispensable de l’adoration. On appelle ainsi la lecture quotidienne d’un nombre fixe de prières du matin et du soir. Ce rythme est nécessaire, sinon l’âme glisse facilement hors de la vie d’oraison, comme ballottée au gré des événements. Dans la prière même, comme dans toute action d’envergure difficile, les seules " inspiration ", " humeur " ou " improvisation " ne suffisent pas.
Lorsque quelqu’un contemple un tableau ou une icône, écoute de la musique ou de la poésie, il communie au monde intérieur de leur créateur ; de même la lecture des prières nous relie à ceux qui les ont composées : psalmistes et saints. Cela nous permet de nous établir dans un état spirituel apparenté à celui qui brûlait dans leur cœur. " Le Christ, dit le père A. Eltchaninoff, nous donne l’exemple de prières qu’il empruntait à d’autres prières. Ainsi les cris poussés sur la croix sont des citations de psaumes (Ps 22, 2 ; 31, 6). "
Il existe trois " règles " fondamentales :
1. La règle complète, destinée à ceux qui disposent de plus de temps libre que les autres ; elle est contenue dans les livres de prières complets destinés aux prêtres.
2. La règle courte, destinée à tout le monde. Le matin : " Roi céleste consolateur ", " Trisagion ", " Très Sainte Trinité ", " Notre Père ", " À mon réveil je te rends grâces ", " Ô Dieu, aie pitié de moi ", " Credo ", " Seigneur, purifie ", " Vers toi, Seigneur ", " Saint ange ", " Très Sainte Mère de Dieu ", commémoration des saints, prière pour les vivants et les morts. Le soir : " Roi céleste ", " Trisagion ", " Très Sainte Trinité ", " Notre Père ", " Seigneur, aie pitié de nous ", " Dieu éternel ", " Mère pleine de bonté ", " Ange du Christ ", " Que retentissent nos accents de victoire ", " Il est digne en vérité ". Ces prières se trouvent dans n’importe quel livre de prières.
3. La règle minimale de saint Séraphim : trois " Notre Père ", trois " Vierge Marie " et un " Credo ", pour ceux qui, certains jours, ou dans des cas de force majeure, sont trop exténués ou bien manquent de temps.
Laisser tomber la " règle " est dangereux. La fatigue et l’absence de concentration ne doivent pas nous troubler. Même si la " règle " est lue sans l’attention nécessaire, les mots de la prière, en pénétrant dans l’inconscient, y exercent leur action sanctifiante.
Préparation à la règle de prière
Il est bon de connaître par cœur les prières fondamentales pour les laisser pénétrer plus profondément dans le cœur, et pour pouvoir les répéter dans n’importe quelles circonstances. [...] " Efforce-toi, conseille saint Nicodème l’Hagiorite, de méditer et de ressentir les prières déposées en toi non à l’heure de la prière mais dans tes moments libres. Ce faisant, tu n’auras aucun mal, à l’heure de la prière, à reproduire en toi tout le contenu de la prière que tu es en train de lire. "
À l’heure où l’on va prier, il est très important de chasser de son cœur les offenses, les irritations, les amertumes. " Avant de prier, dit saint Tikhon de Zadonsk, il faut ne se fâcher, ne s’irriter contre personne, mais laisser de côté toutes les offenses pour que Dieu nous pardonne aussi à nous nos péchés. "
Si nous ne faisons pas d’efforts pour lutter contre le péché, pour servir le prochain, pour avoir la maîtrise de notre corps et de notre vie psychique, la prière échoue dans sa visée profonde : être le pivot intérieur de notre vie. La lecture, en particulier la lecture des Évangiles, joue un rôle non négligeable dans la formation de l’esprit d’oraison, tout comme les sacrements de la pénitence et de l’eucharistie.
La communion aux Saints Dons entraîne l’être tout entier dans le très précieux courant de la vie de grâce. Une communion peu fréquente nous cause un tort considérable, en nous privant de l’aide de la grâce. Dans le passé s’est introduit l’usage de la communion peu fréquente condamné par les saints Pères. " Certains disent même aujourd’hui que c’est un péché de communier souvent, écrivait l’évêque Théophane, d’autres disent qu’on ne peut se représenter à la communion à moins de six semaines d’intervalle. Bien d’autres erreurs peuvent avoir cours sur ce sujet. N’accordez point d’attention à ces propos, communiez aussi souvent qu’il sera nécessaire, sans vous laisser effleurer par le doute. Efforcez-vous seulement de vous préparer comme il convient et d’approcher avec crainte et tremblement, avec foi et contrition, ainsi qu’avec un sentiment de repentance. À ceux qui vous font des remontrances, répondez : Mais... mon père spirituel m’a donné l’autorisation de me présenter chaque fois à la communion. "
Temps et lieu
Dans les conditions de la vie moderne, avec ses multiples activités et son rythme accéléré, il n’est pas facile de consacrer à la prière un temps fixe. Toutefois mieux vaut lire les prières du matin avant toute autre activité. Au besoin on peut les dire en chemin au sortir de la maison. Il est parfois difficile de se concentrer tard le soir à cause de la fatigue ; pour cette raison, les maîtres de la prière recommandent de lire les prières du soir dans le temps libre avant le dîner ou même plus tôt.
Dans la mesure du possible, il est bon de s’isoler pendant la prière, debout devant l’icône. À la question de savoir s’il faut lire les prières avec toute la famille réunie ou chacun de son côté, il est impossible de donner une réponse valable pour tous. Cela dépend du caractère de chacun et des relations que l’on a avec les membres de la maisonnée. La prière commune est surtout recommandée les jours de fête, avant le repas, et dans d’autres circonstances similaires. La prière en famille est un autre aspect de la prière ecclésiale – " l’église domestique " – et, à cause de cela, elle ne peut se substituer à la prière individuelle, mais seulement la compléter.
Le début de la prière
Avant de commencer à prier, nous faisons le signe de croix et nous nous disposons, une fois débarrassés de tous les soucis quotidiens, à entrer dans l’esprit d’un dialogue avec Dieu. " Reste un moment en silence, jusqu’à ce que les sentiments s’apaisent, mets-toi dans la présence de Dieu jusqu’à en éprouver la conscience et le sentiment avec une crainte respectueuse, et instaure en ton cœur la foi vivante que Dieu t’entend et te voit " (tiré du Livre de prières, " Sur la position du corps pendant la prière ").
Le développement de la prière
Il est nécessaire pour le débutant de prononcer les prières à haute voix, ou à mi-voix. Cela aide à se concentrer. Si la lecture de la " règle " est soudain interrompue par un jaillissement de paroles spontanées, alors, comme dit saint Nicodème, " ne laisse pas échapper pareille occasion, mais arrête-toi ". Cette pensée se retrouve chez l’évêque Théophane : " Si un sentiment de prière impétueux vient faire obstacle à la lecture des oraisons, renonce à la lecture et donne toute liberté à ce sentiment. "
De nombreuses personnes pensent que la prière doit toujours faire naître une " douceur spirituelle ". Elles oublient qu’elle est un " labeur " difficile. " Ne cherche pas dans la prière une délectation, dit l’évêque Ignace Briantchaninov, celle-ci n’est pas le lot du pécheur. Le désir du pécheur de ressentir la délectation est déjà un leurre [...]. Ne cherche pas intempestivement des états spirituels élevés et de pieux enthousiasmes. " Remarquons que la recherche d’une délectation continuelle cache de l’égoïsme et une aspiration au confort spirituel. La difficulté à prier est souvent le signe de sa réelle efficacité.
La prière pour le prochain est indissociable de la règle d’oraison. Le fait de se tenir devant Dieu ne nous éloigne pas de nos proches, mais nous relie à eux par des liens encore plus intimes. À ce sujet le poète Alexei C. Tolstoï a écrit de fort belles choses : " Demander à Dieu avec foi qu’il écarte le malheur de ceux que l’on aime, ce n’est pas une œuvre stérile, comme l’affirment certains philosophes qui ne voient dans la prière qu’un moyen d’adorer Dieu, de lui parler et de sentir sa présence. Avant tout, la prière produit sur l’âme de celui pour qui vous priez une action forte et directe, de sorte que plus vous vous rapprochez de Dieu, plus vous devenez indépendant de votre corps, et de ce fait votre âme est moins comprimée par l’étendue et la matière qui la séparent de l’âme pour laquelle elle prie. Je suis quasi certain que deux personnes qui prieraient l’une pour l’autre au même moment avec une foi aussi forte, pourraient communiquer entre elles sans l’aide matérielle de quoi que ce soit et en dépit de la distance qui les sépare [...]. Comment savoir jusqu’à quel point les événements, dans la vie d’un être cher, sont prévus d’avance ? Et s’ils ont été soumis à toutes sortes d’influences, quelle influence plus forte pourrait-il y avoir que celle de l’âme qui s’approche de Dieu et brûle du désir de voir que tout concourt au bonheur de l’âme d’un ami ? "
Il ne convient pas de nous restreindre à prier pour nos proches et pour ceux que nous aimons. Prier pour ceux qui nous ont offensés introduit la paix dans l’âme, exerce une action sur eux, et notre prière se fait offrande.
Fin de la prière
Il est bon d’achever la prière en remerciant Dieu de nous avoir accordé ce contact avec lui, et en regrettant notre manque d’attention. " Ne te précipite pas de suite sur tes occupations habituelles, enseigne saint Nicodème, et ne pense jamais que, ta règle d’oraison une fois accomplie, tu es quitte avec Dieu ".
En nous adonnant à nos activités il faut penser à ce qu’il convient de dire, de faire, de voir au cours de la journée, et demander à Dieu sa bénédiction et sa force en vue de l’accomplissement de sa volonté. Il est parfois salutaire de garder au cœur d’une journée de travail une parole ou une prière brève, qui permettra de rencontrer le Seigneur dans les occupations quotidiennes. Nous devons également nous tourner vers Dieu en esprit avant d’entreprendre quoi que ce soit, et avant de nous mettre à table.
Extrait de : Alexandre Men,
Manuel pratique de prière, Cerf, 1998.
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Le retour du fils
Comme il était encore loin, son père le vit, et, tout ému, il accourut, se jeta à son cou, et le couvrit de baisers. Son fils lui dit : « Mon père, j’ai péché contre le ciel et envers toi ; je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » Mais le père dit à ses serviteurs : « Apportez la plus belle robe et l’en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds ; faisons un festin de réjouissance : car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » Et ils se mirent à festoyer
(Lc 15, 20-24)
Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut touche de compassion ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa longuement. Ce sont là les propres termes du Livre saint : il l’embrassa longuement, il le dévora de baisers. Peut-on employer langage plus humain ? Y a-t-il manière plus expressive de décrire l’amour paternel de Dieu pour les hommes ?
Devant ce Dieu qui s’élance à notre rencontre, nous ne pouvons nous taire. Nous allons lui dire, avec saint Paul : Abba, Pater ! Père, mon Père ! Car, tout Créateur de l’Univers qu’il soit, peu lui importe que nous fassions usage de titres imposants. Il n’a que faire de la reconnaissance légitime de sa domination souveraine ! Ce qu’il veut, c’est que nous l’appelions Père, que nous savourions ce terme et qu’il nous remplisse l’âme de joie.
D’une certaine façon, la vie humaine est un perpétuel retour vers la maison de notre Père. Nous y revenons par la contrition, cette conversion du cœur, qui suppose le désir de changer et la ferme décision d’améliorer notre vie et qui se traduit donc par des œuvres de sacrifice et de don de soi. Nous revenons à la maison du Père au moyen de ce sacrement du pardon où, en confessant nos péchés, nous nous revêtons du Christ et devenons ainsi ses frères, membres de la famille de Dieu.
Dieu nous attend, comme le père de la parabole, les bras ouverts, bien que nous ne le méritions pas. Notre dette n’a pas d’importance. Comme l’enfant prodigue, nous n’avons qu’à ouvrir notre cœur, éprouver la nostalgie du foyer paternel, nous émerveiller et nous réjouir du don que Dieu nous a fait de pouvoir nous appeler ses enfants, et de l’être vraiment, malgré tant de manquements à la grâce.
Quand le Christ passe, 64
La joie est un bien qui appartient au chrétien. Elle ne disparaît que devant l’offense à Dieu : car le péché vient de l’égoïsme, et l’égoïsme engendre la tristesse. Même alors, cette joie demeure enfouie sous les braises de l’âme, car nous savons que Dieu et sa Mère n’oublient jamais les hommes. Si nous nous repentons, si un acte de douleur jaillit de notre cœur, si nous nous purifions par le saint sacrement de la pénitence, Dieu s’avance à notre rencontre et nous pardonne. Alors, il n’y a plus de tristesse : il est tout à fait juste de se réjouir puisque ton frère que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.
Ces paroles terminent l’admirable épilogue de la parabole du fils prodigue, que nous ne nous lasserons jamais de méditer.
St Josémaria Escriba
Le fils prodigue - Marc Chagall
La compassion de Jésus
Quelque temps après, Jésus se rendait à une ville appelée Naïm ; ses disciples et une grande foule faisaient route avec lui. Comme il arrivait près de la porte de la ville, il se trouva qu’on emportait un mort, fils unique de sa mère, et celle-ci était veuve, et beaucoup de gens de la ville l’accompagnaient. Le Seigneur, l’ayant vue, fut touché de compassion pour elle, et lui dit : « Ne pleure pas. » Et s’approchant, il toucha le cercueil, et les porteurs s’arrêtèrent ; puis il dit : « Jeune homme, je te le commande, lève-toi. » Aussitôt, le mort se leva sur son séant, et se mit à parler, et Jésus le remit à sa mère. Tous furent saisis de crainte, et ils glorifiaient Dieu en disant : « Un grand prophète est apparu parmi nous, et Dieu a visité son peuple » ( Lc 7, 11-16).
Rappelez-vous la scène que nous décrit saint Luc, lorsque le Christ approchait de la ville de Naïm. Jésus voit l’affliction de ces gens qu’il croisait par hasard. Il aurait pu passer outre, ou bien attendre un appel, une requête. Pourtant il ne s’éloigne pas et n’attend pas non plus. Il prend l’initiative, touché par l’affliction d’une veuve qui avait perdu le seul être qui lui restait, son fils.
L’évangéliste précise que Jésus fut touché de compassion : il a peut-être été envahi par une émotion sensible, comme lors de la mort de Lazare. Jésus-Christ n’était pas, n’est pas insensible à la douleur, qui naît de l’amour, pas plus qu’il ne prend plaisir à séparer les enfants de leurs parents : il exerce son pouvoir sur la mort pour donner la vie, afin que ceux qui s’aiment restent proches les uns des autres, en exigeant avant, et en même temps, la prééminence due à l’Amour divin, qui doit imprégner toute existence authentiquement chrétienne.
Le Christ sait bien qu’une multitude l’entoure, qui, saisie par le miracle, proclamera l’événement dans toute la contrée. Mais le Seigneur n’agit pas par artifice, pour la beauté du geste : il se sent, tout simplement, affecté par la souffrance de cette femme, et il ne peut s’empêcher de la consoler. Il s’approcha d’elle en disant en effet : Ne pleure pas. Cela revenait à lui dire : je ne veux pas te voir en pleurs, car je suis venu apporter la joie et la paix sur cette terre. Ensuite vient le miracle, cette manifestation du pouvoir du Christ-Dieu. Mais son âme a d’abord ressenti cette émotion, signe manifeste de la tendresse du Cœur du Christ-Homme.
Si nous ne l’apprenons pas de Jésus, jamais nous n’aimerons. Si nous pensions, comme certains, que garder un cœur pur, digne de Dieu, consiste à ne pas le mêler à des affections humaines, à ne pas le contaminer à leur contact, il en résulterait logiquement que nous serions insensibles à la douleur des autres. Nous ne serions capables que d’une charité officielle, sèche, sans âme, non de la véritable charité de Jésus-Christ, qui est tendresse, chaleur humaine. En disant cela, je n’ouvre pas la voix à de fausses théories qui sont, en realité, de tristes excuses pour dévier les cœurs — en les écartant de Dieu — et les conduire au danger et à la perdition.
[…] Si nous voulons aider les autres, nous devons les aimer — j’insiste — d’un amour fait de compréhension, de don de soi, d’affection et d’humilité volontaire. Alors nous comprendrons pourquoi le Seigneur a choisi de résumer toute la Loi en ce double commandement qui n’en fait qu’un, en réalité : l’amour de Dieu et l’amour du prochain, de tout notre cœur.
St Josémaria Escriva - Quand le Christ passe, 166-167.
Il fut pris de compassion
[ les deux faces de la vraie compassion ]
(Luc 10.33)
Le Samaritain vit l'homme étendu au bord de la route et fut pris de compassion. Cela signifie littéralement qu’il fut « pris aux trippes ». Il a été touché au coeur de son être. Le mot 'compassion' signifie « sentir avec quelqu'un ». Il est bon de sentir pour ( à la place de) quelqu'un. Cela fait partie de la compassion, mais on pourrait le percevoir comme condescendant ou paternaliste. Je dois aussi sentir avec eux, prêtant attention à ce que EUX sentent et comment eux voient les choses.
Donc ce sont les deux faces de la compassion : je dois voir la personne comme un être humain semblable, comme mon frère ou ma soeur. Je dois aussi apprendre à les voir comme différents de moi, comme le fruit de leur expérience unique, que je ne peux pas connaître totalement. Il y a deux jours, quand j'ai parlé de l’amour, j'ai dit que cela impliquait une intention de proximité avec l’autre dans l'intimité, mais aussi de leur laisser de l'espace pour être eux-mêmes. Le Samaritain est proche mais il laisse l’homme blessé à l’auberge pour continuer sa propre vie.
Le Brésil était le pays du grand Helder Camara, le Saint Archevêque de Récife. Il est un merveilleux exemple de compassion dans ce premier sens. Il était souvent accusé d'être un communiste à cause de sa préoccupation pour les pauvres qui vivaient dans le favellas sur les collines autour de la ville. Il a dit : ' si je ne monte pas dans les collines dans leur favellas pour les saluer comme mes frères et soeurs, alors ils descendront des collines dans les villes avec des drapeaux et des armes ». Parfois, quand Helder Camara avait entendu dire qu'un pauvre homme avait été emmené par la police, il donnait un coup de téléphone à la police et disait, ' j'ai appris que vous avez arrêté mon frère '. Et la police était très embarrassée : ' Votre Excellence, quelle erreur épouvantable! Nous ne savions pas que c’était votre frère. Il sera libéré immédiatement! ' Et quand l'Archevêque allait au commissariat de police pour chercher l'homme, la police disait ' Mais votre Excellence, il n'a pas le même nom de famille que vous. ' Et Helder Camara répondrait que chaque personne pauvre était son frère ou sa soeur.
Aimer un autre est le voir comme vous-même, un être humain semblable à vous. Saint Augustin disait que l'ami est ' un autre moi '. Il écrivait : ' je suis d'accord avec le poète qui appelait son ami "la moitié de sa propre âme." Car je sentais que mon âme et celle de mon ami étaient une âme dans deux corps’. Quand nous allons vers des personnes qui vivent des relations cassées, ou qui cohabitent, ou des divorcés-remariés, nous nous voyons nous-mêmes dans leur situation. Nous nous identifions à eux et savons que nous pourrions facilement être dans leur situation.
L'autre aspect de la vraie compassion est l'acceptation que l'autre personne n'est pas comme moi. L'autre personne est unique et je ne peux pas connaître exactement sa souffrance. Il est très irritant si vous êtes dans la douleur et quelqu'un vous dise: ' je sais exactement ce que vous ressentez. ' Peut-être vous avez perdu quelqu'un
que vous aimez, ou vous supportez la douleur physique et vous avez envie de dire : ' non, vous ne le pouvez pas! Vous n'êtes pas moi! ' Ma souffrance n'est pas exactement la même que celle d’un d'autre. Vous n'avez jamais perdu ma femme ou mon mari! Vous ne savez pas à ce que c’est pour moi d’être face à la mort.
La vraie compassion respecte aussi l’altérité et le mystère de l’autre.
Comment pouvons-nous grandir avec cette révérence pour l’autre personne ?
Hier, je parlais de la façon de regarder l’autre ; nous prions afin de pouvoir regarder avec les yeux de Jésus, mais Jésus aussi se laisse voir lui-même. Sur la croix, il est nu face à nos yeux. Ses yeux percent toutes nos dissimulations mais il a le courage de se laisser voir également même comme mort sur la croix , quand il ne peut plus regarder en arrière. Il se confie à notre regard.
La véritable compassion veut dire que nous regardions les autres avec amour, mais nous nous laissons voir nous-mêmes aussi. Si nous regardons uniquement, nous revendiquons une certaine supériorité. Dans l’Eglise primitive, lors du baptême, on nous enlevait nos vêtements. Nous descendions dans les fonds baptismaux nus et sans honte. Nous ne devions pas nous cacher devant le regard de Dieu comme Adam et Eve après la chute. Maintenant nous pouvons être devant Dieu comme nous sommes. Grégoire de Nicée écrivait : « rejetant les feuilles fanées qui voilent nos vies, nous pouvons nous présenter devant les yeux de notre créateur. »
Dans un couple, ou même dans une vie religieuse nous apprenons la réciprocité de la compassion. Nous nous laissons toucher par ce que l’autre personne vit. Nous la regardons avec les yeux ouverts. Mais nous devons aussi oser nous laisser regarder par notre époux. Nous ne devons pas cacher nos faiblesses, nos doutes, nos insécurités. Nous devons même être littéralement nu avec l’autre. Et cela demande une grande confiance, spécialement quand nous vieillissons et devenons « mous ».
Nous pouvons avoir confiance qu’il nous regardera avec pitié et compréhension. Avons-nous peur que notre époux nous voie comme nous sommes réellement, et qu’il ne puisse plus nous aimer ? Vous sentez-vous portés à ériger une façade qui vous ferait gagner l’admiration, plutôt que de faire confiance en son amour plein de compassion pour nous ? Dieu nous voit tel que nous sommes, il nous aime plus que quiconque.
Un jour je visitais un énorme dépotoir d’ordures dans la périphérie de Kingston en Jamaïque, là où vivent les plus miséreux . J’ai découvert une sorte de cabane primitive, presque comme une grande boîte en carton. Quand je m’approchais, une mère et son jeune fils en sortaient. Ils m’ont invités à l’intérieur et m’ont offert un coca-cola qu’ils avaient, je suppose, trouvé dans les ordures, et le fils m’a demandé d’échanger nos T-shirts. J’étais très touché et j’ai gardé le T-shirt pendant des années. Il semble plutôt avoir rétréci. Ce n’était simplement pas moi qui les voyais, mais c’est eux qui me voyaient, j’existais à leurs yeux, j’étais invité dans leur maison. Nous nous sommes regardés. Sans cette réciprocité, même la compassion peut devenir paternaliste et même dominatrice.
Mardi 24 juillet 2012, Timothy RADCLIFFE